Pianiste
Les bonnes fées de la musique ne se sont pas contentées de le combler de talent. Elles lui ont fait don du luxe des luxes : le temps. Le temps de laisser ce fils de médecins grandir, loin de toute pression, au rythme de sa Côte d’Azur natale. Le temps d’y mettre leur grain de sel – chacune en son temps : Anne Queffélec, marraine fugace mais décisive, qui le mettra à dix ans sur la voie du Conservatoire de Nice ; Catherine Collard, qui l’y fera profiter de ses toutes dernières années d’enseignement - puis Brigitte Engerer de ses premières au CNSM de Paris, où il entre à quatorze ans. Le temps, ensuite, de ne pas plonger tête baissée dans le grand bain musical : à dix-huit ans, ses Premiers Prix encore tout frais en poche, cet avisé virtuose a la maturité de reconnaître... son immaturité ; et, avant de se lancer dans l’arène, d’aiguiser patiemment ses armes sous l’aile de Monique Deschaussées, pédagogue et philosophe du piano, héritière en droite ligne d’Alfred Cortot.
Très française filiation que celle-là, que notre très français pianiste ne saurait renier : son jeu lumineux et profond, où se conjuguent élégance et naturel, sobriété et imagination, science de l’architecture et poésie du timbre, excelle tout particulièrement dans les pages de nos compatriotes ; des pages qu’il sert avec ferveur et intelligence, avec un raffinement sonore qui a le bon goût de se tenir à l’écart de toute ostentation comme de toute mièvrerie. David Bismuth a la musique française dans la peau, mais pas n’importe laquelle. D’un couplage inédit Franck/Fauré au non moins rare duo Dukas/Debussy, ce sont des voies bien peu fréquentées qu’il a choisi d’arpenter – des voies où le jeune et dynamique label AmeSon lui emboîte le pas avec confiance et, avouons-le, une bonne dose d’audace. Non que notre pianiste cultive l’originalité à tout prix. Mais ici, comme ailleurs, il a su prendre le temps : celui de savoir où il va. Au disque, il s’est choisi pour fil d’Ariane l’exploration de l’écriture pianistique à travers des œuvres savamment structurées, aux formes complexes héritées de l’âge baroque. D’où, pour faire mentir ceux qui rêvaient de lui coller une étiquette « made in France », ce tout nouveau disque de transcriptions de Bach au piano.
Cérébral, David Bismuth ? Que nenni : simple et sincère en toute chose, bien dans sa tête et ses baskets (ce qui, pour un ardent tennisman de son espèce, n’est pas peu dire), ce jeune trentenaire nourrit sa musique au gré des rencontres et expériences du quotidien tout autant qu’au contact du clavier. Et si la loi du genre veut que, d’Allemagne en Italie, d’Ukraine au Québec et d’Israël en Asie, il emprunte souvent le chemin des tournées, il en prend son parti et ne boude pas son plaisir – celui de faire du voyage une inépuisable source d’inspiration. Plaisir encore que celui de partager : en musique de chambre naturellement, aux côtés de Laurent Korcia, Marina Chiche ou du Quatuor Psophos, mais tout aussi volontiers en concerto, où l’Orchestre du Capitole de Toulouse l’a par deux fois mis à l’honneur. En concert aux Bouffes du Nord l’an passé, au Châtelet avec l’Orchestre National de France cette saison, il n’en confesse pas moins une prédilection pour les lieux intimes, où se noue et se joue un véritable échange avec le public. Derrière tout cela se lit un art de jouer qui tient autant de l’art de vivre, et que sa complicité avec la grande Maria Joao Pires, au Centre d’Art de Belgais comme à la scène, n’a pu qu’attiser : une inspiratrice de plus à porter à son crédit, à laquelle il doit, plus encore qu’une leçon d’art, une grande leçon d’humanité.